" Un seul paquebot dans une ville est un symbole qui écrase 10000 voitures par jour. "
" Je suis né cours de la Martinique, dans une famille unie et très modeste. Mes parents étaient employés de commerce. Des gens simples, qui ont travaillé toute leur vie pour peu de chose. Très jeune, j'ai eu ce privilège exceptionnel de m'échapper, à côté de chez moi, sur les quais. Le monde me parlait par les ports d'attache. J'étais seul et j'allais loin.
Devenu pensionnaire au lycée Saint-Louis à Paris, j'ai abandonné la préparation à l'École navale pour passer les examens de la Marine marchande. En réalité, j'ai surtout fait de la résistance en me rapprochant du groupe de l'OCM. J'étais revenu à Bordeaux lorsque nous avons été trahis, comme souvent ici. J'ai dû changer d'air.
L'Afrique du Nord, les forces navales de Grande-Bretagne, dix mois de guerre sous-marine. Je suis devenu capitaine au long cours pour les Messageries maritimes et la compagnie Paquet. Puis pilote de la Gironde pendant trente ans. Le port de Bordeaux c'est ma vie.
Gaston Defferre le disait très bien :" Il y a les villes qui ont la chance d'être un port, et les autres.
" Cette ville ne se souvient pas de son histoire. Elle enfouit. De cette aventure maritime, ne sont restés que des paquebots, qui n'ont plus le droit d'accoster à la Bourse depuis 2001.Ils arrivaient dans une architecture sublime. Les voyageurs avaient 400 mètres à faire pour rentrer chez Hermès. Ils échouent maintenant devant la Bourse maritime. En cabine, ils contemplent les épaves découvrantes à marée basse.
Le tunnel ruineux
Quand mon épouse est morte en 1982, j'ai eu la chance inouïe d'être entouré par mes cinq enfants, tous bordelais. Et puis, avec le Secours catholique, je me suis passionné pour ceux qui sont plus malheureux que moi.
Mais l'abandon de ce port m'a mobilisé. J'ai créé l'association Garonne-Avenir en 1998, quand M. Juppé a voulu lancer un pont au droit des Quinconces. Et puis est arrivé le pont Bacalan-Bastide.
Les raisons obscures de ce choix me font toujours froid dans le dos. M. Juppé était pro-tunnel. Quand il a vu que les maires socialistes de la périphérie traînaient des pieds, il s'est rabattu sur le pont en exagérant lourdement la différence de prix entre les deux ouvrages. Il fallait faire peur et dire que le tunnel allait ruiner Bordeaux. C'est de l'intoxication. Même si l'on avait opté pour ce tunnel, présenté à des dimensions pharaoniques, un cabinet financier indiquait que dans tous les cas de figures, l'amortissement était réalisable sur trente ans. MM. Juppé, Rousset et Madrelle ont signé l'arrêt de mort du port sur un coin de table. Voilà un édifice que l'on ne pourra jamais détruire, pour des questions d'opportunisme politique.
Car il y a un ennui de taille : de tout temps, les armateurs de paquebots ont refusé d'aller dans les ports fermés par une écluse, un pont, etc. Le moindre incident aux ouvertures les expose à des difficultés sans nom. Les navires sont programmés, six mois ou un an à l'avance, avec des dates très précises. Un pont bloqué pour une, deux, trois marées, et tout le programme est fichu, surtout si le bâtiment doit récupérer des passagers ailleurs. L'armateur ne court jamais aucun risque et cela ne s'est pas arrangé depuis le 11 Septembre. On va bâtir un pont levant pour des paquebots qui ne viendront pas. Voilà dix ans que nous le crions. Regardons celui de Rouen, conçu pour laisser approcher " l'armada des voiliers ". Ils passent, mais aucun navire ne s'est aventuré en 2008 et 2009 vers les quais d'honneur, en plein centre. Bordeaux, pour un paquebot, est une escale de déroutement, donc chère. Il faut remonter un estuaire. Il s'agit de compenser ces désagréments par un intérêt majeur. En l'occurrence l'accès au cœur, par un lieu aussi éblouissant que le palais de la Bourse.
Les hommes politiques girondins sont des terriens. Il n'y a ici aucune culture marine. Mais ont-ils pour autant le droit de rayer les vestiges de vingt siècles de gloire ? Si le vin de Bordeaux est plus connu que le bourgogne, ce n'est pas le fait du bon dieu, mais du fleuve.
Un symbole
J'ai assez navigué pour comparer les Bordelais aux Marseillais, aux Rouennais ou aux Havrais. Ce port, longtemps transformé en lieu clos, est victime d'une profonde indifférence de la population. Au fil du temps, elle a dû s'accommoder de son éloignement. Les commerçants ont protesté contre le pont levant, mais mollement. Ils ont signé la pétition de Garonne-Avenir, mais sans se battre.
Si Juppé et Feltesse avaient senti la colère des Bordelais, ils n'auraient jamais engagé un tel chantier. Ce n'est pas une erreur, mais une faute. Ils auraient surtout compris qu'un seul paquebot est un symbole qui écrase 10000 voitures/jour. Nous ne sommes pas en Suisse. Le mugissement de la sirène, c'est l'Amérique, l'ouverture au monde. S'en priver, ce n'est pas seulement amputer la ville d'un outil majeur. C'est la dénaturer. Contrairement à ce que prétendent certains élus, nous ne voulons pas remettre des sacs de café devant les Quinconces. Mais sauvegarder un port urbain.
On m'accuse d'être un passéiste impénitent ? Il n'y a vraiment qu'une chose qui m'habite : laisser un monde viable à mes petits-enfants. Et ça, ce n'est que l'avenir, très au-delà de la Garonne. "
Jean Mandouze,
recueilli par Christian Seguin
dans SO, 04/01/10